Vous connaissez peut-être les travaux de Marcel Mauss, l’un des premiers anthropologues des temps modernes. En 1925, Mauss a publié un livre déterminant, son « Essai sur le don », dans lequel il s’appuie sur plusieurs exemples de cultures pour démontrer comment le don entraîne inévitablement un contre-don, régi par des normes et des conventions spécifiques.
Selon Marcel Mauss, les pratiques de don et de contre-don sont structurées autour des trois impératifs fondamentaux : donner, recevoir et rendre. Ces pratiques constituent une sorte de pacte social fondé sur la réciprocité. De cette dynamique découle une interdépendance entre donateurs et receveurs qui permet de perpétuer et de renforcer les liens sociaux entre les membres d’une ou de plusieurs communautés.
À l’ère numérique, de tels concepts peuvent trouver une résonance particulière dans la pratique du don de données, un phénomène qui mérite bien une petite exploration de notre part à la lumière des théories classiques du don et du contre-don.
Les théories du don et du contre-don
Dans son analyse développée au commencement du 20ème siècle, Marcel Mauss a mis en lumière les obligations tacites qui gouvernent l’échange de dons dans de nombreuses sociétés (Amérique du Nord, Pacifique, etc.). De fait, ces trois actions fondamentales que sont l’obligation de donner, de recevoir et de rendre ne sont pas tant des transactions matérielles que des actes chargés de signification sociale. De la sorte, les cadeaux, bien que présentés comme volontaires et désintéressés, engagent une forme de réciprocité qui peut être immédiate ou différée dans le temps. À méditer durant les Fêtes de fin d’année !
Par la suite, les théoriciens postérieurs à Mauss, tels que Claude Lévi-Strauss et Pierre Bourdieu, ont élargi cette perspective anthropologique, en soulignant comment le don peut servir à établir et maintenir des relations sociales, à créer des réseaux de dépendance et à manifester du pouvoir. Dans une perspective critique, certains théoriciens ont même suggéré que le contre-don peut devenir une forme subtile de domination. Voyez à ce titre notre encadré en fin d’article pour en savoir plus sur ces théories.
Le don de données à la lumière des théories du don et du contre-don
Passons à présent du côté de l’univers des données afin de voir comment ces théories peuvent s’appliquer. À première vue, le don de données peut sembler une pratique moderne bien éloignée des échanges rituels analysés par Marcel Mauss lorqu’il observait les communautés autochtones au début du 20ème siècle. Et pourtant, en examinant de plus près le monde numérique, on peut y déceler des dynamiques de don et de contre-don fort intéressantes.
L’obligation de donner : Dans la société numérique, nous partageons souvent nos données personnelles en contre-partie d’un service gratuit. Pensez par exemple à la manière dont nous recevons des avantages de la part des plateformes du web en l’échange de nos données personnelles. Ceci peut être interprété comme une forme moderne d’obligation de donner nos données, même si ce don est souvent implicite ou involontaire.
L’obligation de recevoir : Conformément aux lois et aux normes en vigueur, les entreprises et les organisations qui collectent des données (même de manière indirecte ou involontaire) ont l’obligation de les gérer de manière responsable. Ceci implique un ensemble de responsabilités légales et éthiques, notamment en matière de protection de la sécurité et de la confidentialité de nos données.
L’obligation de rendre : En contrepartie du don de nos données, plusieurs entreprises nous fournissent des services personnalisés, tandis que des organismes publics comme les centres de recherche produisent des connaissances qui bénéficient à la société. Cette réciprocité peut être directe (quand une plateforme nous donne un droit d’accès en contre-partie de nos données) ou, plus souvent, indirecte (quand les bénéfices générés par nos données sont différés dans le temps et pas toujours évidents pour les donneurs de données).
Les implications éthiques et sociales du don de données
À l’heure où l’on parle de plus en plus de notions telles que l’altruisme des données, que nous apportent les théories du don et du contre-don appliquées à la société numérique ?
La notion de don de données soulève en fait plusieurs questions éthiques et sociales. Tout d’abord, le déséquilibre entre la valeur des données offertes et la récompense reçue par les donneurs peut être considéré comme une forme de contre-don insuffisant ou déséquilibré. De plus, il existe généralement peu de transparence quant aux bénéfices produits par les données, ce qui peut brouiller notre compréhension de la valeur de notre don et à ce que nous recevons en retour.
La notion de consentement est également sensible dans le cadre d’un don de donnée. En effet, alors que le don traditionnel est un acte conscient et volontaire, le « don » de données est souvent réalisé sans un consentement totalement libre et éclairé, ce qui peut remettre en question la validité de l’échange de données en tant que don réellement authentique.
Toutefois, malgré ces limites, les théories du don et du contre-don semblent bien utiles pour interpréter plusieurs des enjeux de domination qui traversent la société numérique. De fait, l’accumulation de données par des entités dominantes telles que les plateformes du web génère des dynamiques de pouvoir qui reflètent les formes d’obligation et de contrôle que les théoriciens du contre-don ont mises en évidence. Ceci peut ainsi conduire à des situations où les donneurs de données se retrouvent dans une position de dépendance vis-à-vis des bénéficiaires de ces données.
Finalement, l’application des théories du don et du contre-don au don de données met en lumière des questions de réciprocité, d’éthique et de pouvoir qui sont cruciales pour comprendre et naviguer dans l’économie des données. Pour autant, pour que le don de données fonctionne de manière éthique et équitable, il est impératif de promouvoir la transparence, le consentement éclairé et une juste réciprocité, qui permettent de rétablir l’échange de données comme une forme de don véritablement consensuel et bénéfique pour toutes les parties prenantes.
Les théoriciens classiques du don et du contre-don après Marcel Mauss
Après Marcel Mauss, plusieurs autres théoriciens ont contribué à une meilleure compréhension des logiques du don et du contre-don dans plusieurs contextes socio-économiques.
Claude Lévi-Strauss, par exemple, a proposé dans son analyse structuraliste l’idée selon laquelle les échanges de présents contribuent à la structure et à la cohésion de la société. Il voyait dans le don une forme de communication symbolique, un langage à travers lequel les relations sociales sont exprimées et maintenues.
Pierre Bourdieu, dans son œuvre, a examiné les dynamiques de pouvoir sous-jacentes aux pratiques sociales, qui incluent notamment le don entre personnes. Selon Bourdieu, le don est un moyen par lequel le capital social est accumulé et où la générosité peut masquer des stratégies de domination et de distinction sociale. Selon la théorie bourdieusienne, le don peut même servir à renforcer le statut et le pouvoir d’individus ou de groupes au sein d’un champ social donné.
Maurice Godelier, anthropologue, a également apporté une contribution importante aux théories sociologiques à travers son travail sur les implications du don dans la création et la consolidation de la hiérarchie sociale et des inégalités. Il a exploré comment les biens matériels et immatériels circulent à travers différentes sociétés et comment le contre-don peut servir à solidifier les relations de pouvoir et d’autorité.
Alvin Gouldner a introduit, quant à lui, le concept de « norme de réciprocité », qui suggère que le don induit une attente de retour qui peut ne pas être immédiatement évidente mais reste une puissante force sociale. Il a soutenu que la réciprocité joue un rôle central dans le maintien de l’ordre social.
Dans le contexte du don de données, ces théoriciens offrent une perspective utile pour comprendre les implications du don de données au-delà d’une prisme d’une simple transaction. La norme de réciprocité de Gouldner, par exemple, peut être observée dans la manière dont les utilisateurs s’attendent à des services gratuits ou améliorés en échange de leurs données. Cependant, cette réciprocité peut être déséquilibrée, comme le souligneraient Bourdieu et Godelier, dans la mesure où le pouvoir et le capital accumulés par les géants du web peuvent renforcer des inégalités existantes et créer de nouvelles formes de dépendance et de contrôle.
En résumé, en analysant le don de données à travers le prisme de ces théoriciens, on peut discerner une complexité souvent occultée : celle d’une pratique qui, sous le voile de la gratuité et de la convenance, s’inscrit dans des dynamiques de pouvoir, de réciprocité et de stratification sociale