En anglais, on parle souvent de data literacy ou littératie des données pour évoquer la capacité de comprendre et d’utiliser les données. Selon la définition qu’en donne l’entreprise OpenDataSoft, « La data literacy est la capacité de lire, de comprendre, d’analyser et de communiquer avec des données. Essentiellement, elle permet aux employés, consommateurs ou citoyens, de tirer des informations significatives à partir de données à la fois dans leur travail et dans leur vie quotidienne. »
La littératie des données est d’ailleurs au cœur de la Stratégie pancanadienne sur les données de santé et constitue un élément structurant d’un système de santé orienté vers l’information et l’engagement de toutes les parties prenantes, en commençant par les patients et leurs proches, dans la transformation numérique.
Toutefois, si l’on s’entend sur l’importance pour chacun de bien comprendre ce que sont les données et comment on les utilise dans la prise de décision, force est de constater que l’on dispose de peu d’outils et de méthodologies pour favoriser la littératie des données pour des personnes qui sont au premier niveau de familiarité avec le numérique.
Comment aborder l’information et la formation sur les données pour des personnes plus vulnérables ou moins familières de ces questions techniques et pas toujours passionnantes ? Regardons ce que l’approche pédagogique de l’un des pères de l’éducation populaire, le brésilien Paulo Freire, peut nous enseigner.
L'approche pédagogique révolutionnaire de Paulo Freire
Au commencement de son engagement professionnel, dans les années 1960, le pédagogue et philosophe brésilien, Paulo Freire, a développé des ateliers alphabétisation dans le nord et le nord-est du Brésil et au Chili. Il a alors mis en œuvre un ensemble de techniques d’éducation permettant aux personnes illettrées d’apprendre à « lire le mot et le monde » (Freire & Macedo, 2005).
La « méthode freirienne » était alors très éloignée des pratiques d’alphabétisation standards. Dans les années 1960, les pédagogues du Brésil faisaient usage de livres d’alphabétisation (cartilhas),représentant les lettres de l’alphabet et les diverses compositions syllabiques, afin que les élèves déchiffrent des éléments de langage. Paulo Freire était absolument opposé à ce type de technique qui, selon lui, était totalement inadaptée à l’apprentissage des adultes.
En effet, selon Freire, les personnes adultes illettrées, bien que ne sachant ni lire ni écrire, appréhendent le monde à travers un ensemble de mots, de vocables, de proverbes, de chansons et de représentations imagées. L’essentiel est de partir de leurs expériences pour construire un programme d’alphabétisation ancré dans le réel des personnes apprenantes. C’est là le point de départ de la « méthode » d’alphabétisation freirienne.
Cette « méthode » a pour ambition de permettre aux apprenants de comprendre leur univers et de l’appréhender de façon critique en vue de le réécrire, et donc le transformer. Ainsi, être alphabétisé, selon Paulo Freire, ne consiste pas seulement à déchiffrer un ensemble de codes linguistiques en apprenant l’alphabet, puis en composant des syllabes et des mots.
À vrai dire, l’alphabétisation freirienne est un processus au travers duquel les éduqués prennent conscience des déterminants naturels, sociaux et culturels qui conditionnent leur existence, et comprennent qu’ils peuvent décider de les infléchir afin de conduire leur vie et leur destinée.
Application de la pédagogie freirienne à la littératie des données
L’approche développée par Paulo Freire pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture est porteuse de riches enseignements pour toute pratique informative et éducative s’adressant à des adultes, jeunes comme moins jeunes. Voici quelques-uns des principes clés qui peuvent orienter nos actions en faveur de la littératie des données :
- Partir de situation concrètes vécues par les personnes apprenantes : rien ne sert d’expliquer les données et leurs usages en-dehors de leur contexte de production et d’utilisation. Pour rendre l’apprentissage concret et engageant, il est important de s’appuyer sur la propre expérience des apprenants. Dans le domaine de la santé, un nombre croissant de matériels a été développé pour informer les patients et leurs proches sur les utilisations des données de santé. Ceux-ci sont souvent destinés à être présentés et discutés lors rencontres entre les patients et les professionnels de santé.
- Permettre aux apprenants d’être les co-producteurs du matériel d’apprentissage : Plutôt que d’utiliser des outils pré-conçus pour engager un dialogue sur les données avec les participants d’un atelier ou d’un groupe de parole, quoi de mieux que de construire avec eux les outils d’information et de formation les plus appropriés ? Il s’agit d’un bon point de départ au dialogue et à la discussion autour des données et leurs usages, mais aussi autour de leurs bénéfices potentiels pour l’individu et la société.
- Comprendre les données pour appréhender le monde numérique avec un esprit critique : La pédagogie de Paulo Freire nous enseigne que l’éducation devrait être avant tout un processus de transformation du monde qui se mette au service de l’émancipation intellectuelle et physique des individus. Ceci souligne l’importance pour le processus d’apprentissage des données de donner lieu à un questionnement sur leurs usages et à la mise en oeuvre de propositions et d’actions concrètes pour faire en sorte que les données se mettent au service d’un bien commun collectif plutôt que de l’intérêt individuel uniquement.